Stéphany Orain-Pelissolo
QU'EST-CE QUE LA THERAPIE DES SCHEMAS?
Par le Dr Pierre Cousineau / Psychologue
Pierre Cousineau pratique la psychothérapie depuis plus de 30 ans. Il a travaillé dans le réseau public de santé avant de consacrer ses activités à la pratique clinique en bureau privé. Il est aussi formateur et superviseur en psychothérapie. Il a supervisé la traduction française et a fait l’adaptation du livre Je réinvente ma vie, écrit par J. E. Young.
Jeffrey Young a apporté des changements significatifs à l’approche cognitivo-comportementale pour tenter de mieux répondre aux enjeux que posent les patients présentant un trouble de la personnalité, particulièrement le trouble de la personnalité limite (TPL) ou borderline. Pour ce faire, il n’a jamais hésité à importer dans son modèle des concepts ou des techniques provenant d’autres écoles (théorie de l’attachement, techniques gestaltistes, neurosciences...). En ce sens, la thérapie des schémas constitue une véritable thérapie intégrative dont le souci fondamental demeure celui de l’efficacité (voir Young et al., 2003).
Qu’est-ce que l’approche des schémas?
Comme son nom l’indique, il y a le concept central de schéma. Voici la façon dont peut être défini un schéma : c’est une mémoire constituée de sensations corporelles, d’émotions, de cognitions, de tendances à l’action, et de souvenirs narratifs, ou du moins de narrations attribuées à notre histoire. Certains contextes favorisent l’activation d’un schéma. Un exemple? Jacques présente le schéma Punition. Lorsqu’il est en relation avec son patron, il craint constamment que ce dernier se fâche contre lui, l’apostrophe en pleine réunion ou le congédie parce qu’il a fait une erreur. Il pourra vous décrire les sensations corporelles désagréables éprouvées, le sentiment de peur, sinon de terreur, les discours intérieurs en boucle et l’envie de s’excuser, de demander pardon; il pourra aussi l’associer à des souvenirs de son enfance où son père violent le frappait à la moindre bévue.
Comme on a pu le constater dans l’exemple ci-haut, la réactivation des schémas est une expérience en général désagréable. Et qu’a tendance à faire l’être humain face à ce qui est désagréable? À figer, à fuir ou à lutter. Ce qui fait que les schémas sont souvent accompagnés de patrons stratégiques mémorisés depuis l’enfance. Plus un schéma est marqué (par exemple milieu familial d’origine dysfonctionnel), plus les stratégies auront tendance à être rigides et dysfonctionnelles. Jacques pourrait devenir paralysé, ne plus savoir quoi dire ou faire (figer), pourrait chercher à anesthésier ses malaises par la cocaïne (fuir), ou pourrait chercher à exceller afin de ne pas prêter le flanc à la punition (lutte). Les schémas et
les patrons stratégiques qui les accompagnent correspondraient en gros à ce qu’on appelle « structure de la personnalité » dans d’autres modèles.
Mais comme tout n’est jamais simple avec le fonctionnement humain, Young a eu besoin d’un autre concept pour composer avec cette complexité, c’est ce qu’il a appelé les « modes » (schema modes). Les modes incorporent les schémas dans une unité conceptuelle plus vaste. L’idée lui est venue de sa pratique avec les patients borderline. Une de leurs caractéristiques est ce passage rapided’un état subjectif à un autre : par exemple de la colère contre autrui à la haine de soi, ou encore de la détresse à un détachement affectif. Chacun de ces états constitue un mode. Un mode est l’état subjectif qui domine l’espace psychologique d’un individu dans l’ici et maintenant. Jacques, qui est figé, paralysé, est en mode Enfant Vulnérable (en contact avec sa peur); sous l’effet de la cocaïne, il est en mode Protecteur Détaché (l’excitation prend la place de la peur); dans sa quête de l’excellence, il est en mode Compensateur (tendu, sous pression, cherchant à éviter l’erreur). Le plus souvent, on retrouve des schémas et des styles d’adaptation à l’intérieur des modes : lorsqu’un schéma ou un style d’adaptation est activé, il est accompagne? de cet état affectif singulier qui va définir le mode.
Young a aussi identifié deux modes fonctionnels. La thérapie vise à donner plus d’espace à ces modes en favorisant un équilibre optimal entre les besoins psychologiques fondamentaux de la personne et la possibilité (mode Enfant Heureux), ou la capacité (mode Adulte Sain), d’y trouver des réponses dans la réalité. Jacques pourrait ainsi se sentir soutenu, appuyé par le thérapeute dans une démarche l’aidant à mieux composer avec sa peur et lui permettant de développer des comportements d’autodéfense et d’affirmation face à des personnes irrespectueuses ou abusives, ou encore à ne pas rester inutilement dans ce type de relations.
La thérapie des schémas est une approche dimensionnelle. Son application ne se limite pas à certains types de personnalité ou de symptômes. Alors qu’est-ce qui, selon cette approche, caractérise les patients que l’on décrit sous l’expression « trouble de la personnalité » (DSM)? Je pense qu’une façon pertinente de décrire un trouble de la personnalité selon le modèle des schémas est l’importance et l’intensité des schémas liés aux enjeux d’attachement et de validation (Abandon, Carence affective, Méfiance/Abus et Imperfection), d’une part, et la très grande rigidité des stratégies dysfonctionnelles pour composer avec eux, d’autre part. Cela fait d’eux des personnes dont la flexibilité psychologique est significativement limitée.
Les objectifs de la thérapie des schémas avec les troubles de
la personnalité peuvent être décrits assez simplement. Il s’agit de favoriser le développement d’une capacité à trouver les réponses optimales à ses besoins psychologiques : attachement et acceptation, autonomie et maîtrise, limites et autocontro?le, actualisation personnelle reposant sur ses intérêts. Les réponses à ces besoins reposent en général sur deux dimensions : la personne perçoit ceux-ci comme étant légitimes et elle a développé des stratégies fonctionnelles pour y répondre. C’est le mode Adulte Sain.
Comment favoriser cette croissance du mode Adulte Sain?
Young a recours à quatre grandes familles d’intervention : le cognitif, le comportemental, l’expérientiel et la relation thérapeutique. Donnons maintenant un bref aperçu de ces quatre niveaux d’intervention à partir de notre expérience de thérapeute.
Dans la thérapie des schémas, l’intervention cognitive a pour fonction principale de créer une distance avec le schéma. Plus un schéma est prégnant, plus il nous apparaît vrai, l’exemple extrême étant le délire psychotique. Donc, pour travailler un schéma, il faut d’abord arriver à créer un espace entre celui-ci et les zones plus saines de l’individu (capacité de recadrage). Le niveau cognitif permet justement de comprendre qu’un schéma peut à la fois être ressenti comme vrai sans être fondé dans les faits, ce qui permet la contestation du schéma. Jacques pourrait ainsi réaliser que son appréhension d’être puni s’est très rarement concrétisée depuis son départ du milieu familial. Il pourra aussi évaluer le coût de consacrer une grande partie de son énergie à prévenir des événements qui n’arrivent que très rarement.
De façon générale, toutes les techniques cognitives classiques peuvent être utilisées pour contester la pertinence actuelle des schémas, mais certaines sont plus spécifiques de la thérapie des schémas (Chaloult et al., 2008).
Le plus souvent, j’utilise le niveau d’intervention comportementale à partir d’une fiche de Young que j’ai aménagée pour tenir compte du développement de la troisième vague en thérapie comporte- mentale (Dionne et al., 2010; Cousineau, 2010). Dans cette fiche, l’objectif est d’arriver à un comportement différent de ceux que le schéma tend à nous faire adopter de façon automatique; comportements qui, par le passé, se sont révélés être à notre désavantage. La fiche fait appel à une technique de pleine conscience pour augmenter la tolérance à l’intensité affective du schéma et la tendance à l’action (fuite ou contrôle) qui l’accompagne. Cette pause réduira les comportements automa- tiques et ouvrira la porte à des choix plus éclairés quant aux comportements souhaités. Finalement, il s’agira de passer à l’action optimale dans le contexte du moment, et ce, quel que soit l’état subjectif associé au schéma. Cette action pourra avoir été précé- dée de divers apprentissages si le comportement visé ne fait pas déjà partie du répertoire de la personne.
Le troisième niveau d’intervention est expérientiel. Contrairement au niveau cognitif ou à toute intervention qui vise une distanciation du schéma, il s’agit ici de revivre, le plus souvent à travers l’imagerie mentale (une technique privilégiée chez Young), le plus intensément possible des scènes modèles associées à la création du schéma dans l’histoire de la personne. L’objectif n’est évidemment pas de changer l’histoire de la personne, on ne peut qu’ajouter à notre histoire, on ne peut rien en soustraire, mais plutôt de modifier les sentiments mémorisés et les conclusions sur soi qui en ont été tirées (par exemple : « je ne mérite pas le respect »). Si le sentiment de terreur qu’éprouvait Jacques face à son père pouvait se transformer en sentiment de colère et en mesures pour se protéger lors d’un exercice d’imagerie mentale, cela pourrait avoir un effet sur les conclusions qu’il en a tirées et sur les sentiments qu’il éprouve maintenant dans des situations associées. L’idée est de favoriser l’établissement d’un sentiment de légitimité personnelle qui servira d’ancrage à des actions pour répondre à ses besoins fondamentaux et à ses valeurs.
La dernière famille d’intervention est celle de la relation. Dans son travail avec les personnalités borderline, Young a remarqué leurs carences majeures en ce qui a trait à l’attachement, particulièrement.
Il a alors choisi d’offrir ce qu’il qualifie de « reparentage limité ». L’investissement affectif du thérapeute en faveur de l’Enfant Vulnérable (mode métaphore pour cette mémoire de ce qui a manqué ou blessé durant la petite enfance principalement) devient une occasion d’expérience correctrice, une nouvelle mémoire qui servira de contrepoids éventuel aux mémoires d’abandon, de négligence, d’abus, etc. L’expression « reparentage limité » renvoie à deux dimensions. D’abord, celui-ci exige un investissement affectif du thérapeute qui dépasse une bienveillance neutre;
le patient doit se sentir apprécié, aimé, encouragé, validé, etc. En même temps, cet investissement demeure limité à ce que peut offrir un thérapeute dans le cadre d’une relation thérapeutique, même s’il peut être flexible dans le cas de patients fortement carencés ou traumatisés.
LA RECHERCHE
Les recherches les plus importantes sur le modèle de Young ont été réalisées par l’équipe d’Arnaud Arntz en Hollande sur le traite- ment en consultation externe de patients présentant un trouble de la personnalité borderline. Deux études (Giesen-Bloo et al., 2006; Nadort et al., 2009) arrivent à des résultats concluants : de 40 % à 50 % des patients ne répondent plus aux critères du trouble de la personnalité borderline et, globalement, près des 2/3 démontrent une amélioration significative. Malgré la durée du traitement (trois ans), les coûts financiers sociaux sont diminués.
Une première étude sur la thérapie des schémas en groupe par Farrell et al. (2009) arrive à des résultats spectaculaires. Des patientes borderline sont vues pour 30 sessions de 90 minutes sur 8 mois. Ce traitement est ajouté à un traitement individuel déjà en cours (traitement habituel). À la fin du traitement, 94 % des patientes traitées par la thérapie de groupe des schémas ne répondent plus aux critères du trouble de la personnalité limite, contre 16 % dans le cas de celles qui n’ont suivi que la thérapie individuelle. Plusieurs projets sont en cours dans le monde pour reprendre cette étude prometteuse.
on peut retrouver sur le site de l’ISST un regroupement des recherches qui ont été réalisées sur la thérapie des schémas (www.isst-online.com).
Bibliographie
Chaloult, L, Ngo, T., Goulet, J. & Cousineau, P. (2008). La thérapie cognitivo- comportementale: Théorie et pratique. Montréal: Gaëtan Morin.
Cousineau, P. (2010). Un thérapeute des schémas qui a croisé l’ACT. Le Magazine ACT, Hors-série no 3, 5-7 (www.lemagazineact.fr).
Dionne, F., Blais, M-C., Boisvert, J-M., Beaudry, M., & Cousineau, P. (2010). Optimiser les interventions comportementales et cognitives avec les innovations de la troisième vague. Revue Francophone de Clinique Comportementale et Cognitive, Vol. XV – no 1, 1-15.
Farrell, J.M., Shaw, I.A., & Webber, M.A. (2009). A schema-focused approach to group psychotherapy for outpatients with borderline personality disorder: A randomized controlled trial. Journal of Behavior Therapy and Experimental Psychiatry, 40, 317-328.
Giesen-Bloo, J., van Dyck, R., Spinhoven, P., van Tilburg, W., Dirksen, C., van Asselt, T., Kremers, I., Nadort, M. & Arntz, A. (2006) Outpatien psychotherapy for borderline personality disorder°: randomized trial of Schema-focused therapy vs Transference- focused psychotherapy. Archives of General Psychiatry, 63, 649-658.
Nadort, M., Arntz, A., Smit, J.H., Giesen-Bloo, J., Eikelenboom, M., Spinhoven, P., van Asselt, T., Wending, M., & van Dyck, R. (2009). Implementation of outpatient schema therapy for borderline personality disorder with versus without crisis support by the therapist outside office hours: A randomized trial. Behaviour Research and Therapy, 47, 961-973.
Young, J.E., Klosko, J.S. & Weishaar, M.E. (2003). La thérapie des schémas: approche cognitive des troubles de la personnalité. Bruxelles : De Boeck (2005).